[Souvenir de la Sorcière]
C’était la première fois qu’elle fêtait Yule. Elle avait 6 ans et, comme le voulait la tradition, on lui avait bandé les yeux pour sa première soirée. C’était la plus jeune de la sororité, la dernière à découvrir cette fête si particulière. Avant leurs 6 ans, les jeunes filles restaient à la maison et dormaient, passant une soirée comme les autres. Passé cet âge, on les jugeait suffisamment matures pour participer à la fête avec les Sorcières adultes.
Yule, fête païenne, célèbre la mort du roi de Houx, tué par le roi de Chêne qui vient prendre sa place. Fêtée le 21 décembre, jour du solstice d’hiver et nuit la plus longue de l’année, on implore les dieux de faire revenir la lumière pour l’année à venir.
Le bandeau était là pour rappeler que, bien que cette lumière devait revenir, il était toujours possible que le Dieu Soleil ne réapparaisse jamais. Ainsi, pour faire comprendre cela aux enfants, ils restaient dans le noir complet durant la nuit.
Contenant tant bien que mal son excitation, la petite sorcière se laissa guider par ses ainées, serrant bien fort leurs mains entre les siennes et levant bien haut les pieds dans le but d’enjamber quelques obstacles imaginaires. Elle avait hâte de vivre cette expérience dont tout le monde parlait depuis des semaines. Ce qu’elle attendait le plus, c’était la cérémonie de la bûche de Yule, le Yule Log, dont les histoires racontées par ses ainées lui mettaient des étoiles dans les yeux. Comment allait-elle être ? Elle n’avait pas eu l’occasion de la voir en vrai, mais pourrait la toucher avant qu’on la dépose sur le feu. Pourrait-elle la porter avec ses petits bras ? La chaleur du feu serait-t-elle plus forte que celui qui brûle dans sa cheminée ? Tant de questions et aucune réponse pour l’instant. Elle effectua un petit bond de joie, glissa et se réceptionna mal dans la neige glaciale. Deux bras la soulevèrent instantanément et avant qu’elle ait eu le temps de pleurer à cause du froid, on lui avait vigoureusement frotté les épaules.
Quelques secondes plus tard, le sol se raffermi sous ses semelles et les voix de la vingtaine d’autres femmes présentes lui parvinrent. Chuchotements, bruissements de tissus et rires léger, l’ambiance était agréable et elle se sentie instantanément à sa place. Les mains qui la guidaient la lâchèrent une seconde et deux nouvelles vinrent se poser sur ses épaules :
- Mes sœurs, déclara soudainement la voix grave de la plus âgée des sorcières, nous sommes réunies aujourd’hui pour trouver l’arbre de Yule. Comme le veut la tradition, vous irez en choisir un par groupes et le plus beau sera choisi pour trôner devant la Cabane durant la fête. Soyez dignes et respectueuses de la Nature. Elia, Matilde, vous êtes aujourd’hui chargées de votre cadette. Initiez la bien.
Souriante jusqu’aux oreilles, la jeune sorcière se laissa guider par Elia et Matilde, qui se trouvaient être sœurs jumelles. Elles déambulèrent dans la forêt, grimpant une pente douce durant ce qui lui sembla une heure. Radieuse, elle avançait tant bien que mal, se concentrant pour sentir son environnement. Le craquement léger de ses pieds sur la neige se confondait de temps en temps avec celui, plus aigu, des feuilles mortes qui se brisent. Le silence de l’hiver n’était perturbé que par leurs bruits de pas et les rares battements d’ailes d’oiseaux qu’elle percevait au loin. Son souffle chaud semblait brumeux devant elle et, malgré le bandeau, elle pouvait deviner que la forêt entière était lumineuse, la chaleur du soleil qui lui parvenait lui indiquant que la neige au sol devait en refléter les rayons. L’odeur bleue des flocons lui montait à la tête et son sourire béat ne la quitta pas une seule seconde. Arrivées au pied d’un arbre qu’elle sentait immense et imposant, les sœurs la lâchèrent et lancèrent un sort sur celui-ci. Maintenant qu’il était marqué, il ne restait plus qu’à redescendre rejoindre les autres, les arbres choisis étant dorénavant gravés dans tous les esprits. Elles choisiraient lequel aurait l’honneur d’être l’arbre de Yule de cette année.
C’est un épicéa qui gagna, et son odeur vert foncé flottait agréablement autour de la jeune fille, qui pouvait presque sentir sous ses doigts la douceur de ses épines tandis qu’on le ramenait à la cabane. C’était seulement le milieu de l’après-midi mais le soleil était déjà en train de baisser et l’air se refroidissait doucement. D’ici une heure il faudrait se couvrir.
L’arbre fut replanté devant la Cabane des Sorcières. En posant la main sur le sol, elle pouvait sentir la chaleur qu’il dégageait, entendre ses racines qui couraient vers les profondeurs et la douce respiration de l’arbre, soulagé d’être de nouveau en terre. Les bruits festifs des décorations résonnaient dans ses oreilles, et lorsqu’on lui déposa dans les mains l’étoile de paille qui allait siéger tout en haut, elle fut prise d’un rire si pur que l’air se réchauffa instantanément autour d’elle. Flottant grâce aux sorts combinés des jumelles et de deux de leurs camarades, elle trouva à l’aveuglette le haut du conifère, y déposa soigneusement l’étoile et descendit en tapant dans ses mains et secouant les pieds.

Les heures suivantes furent destinées à la préparation du festin de Yule ; immense chaudron bouillonnant et dessert de fête. Les odeurs brunes et crémeuses venaient titiller les narines de la jeune sorcière, qui découvrait avec ravissement à travers ces effluves magiques le repas qui l’attendait. Beaucoup de ces senteurs étant inconnues, elle s’imaginait des légumes et herbes aux mille couleurs, parfois plus grands qu’elle et d’autres fois plus petits qu’un ongle, de toutes les formes et de toutes les consistances. Ainsi, dans son esprit le thym était un rectangle rouge avec deux excroissances sur les côtés, le panais ressemblait à des petits pois et le sanglier, bien qu’elle ait reconnu l’odeur forte de la viande, s’apparentait plutôt à un rat des champs qu’à un animal imposant. Assise bien droite sur un tabouret, elle harcelait ses ainées de questions pour visualiser le mieux possible ce qu’il se passait autour d’elle. Une fois le repas en cuisson, il était temps de passer au moment tant attendu, celui de la bûche de Yule. Frénétique, la petite tirait les manches de toutes les malheureuses qui passaient à sa portée pour leur faire accélérer le pas. Elle ignorait où elle allait mais elle y allait de vive allure, et fit trois fois le tour de la cabane avant qu’on la place devant la cheminée. Elle savait que c’était la cheminée parce qu’elle sentait l’odeur de la cendre et le froid des lourdes pierres qui la constituaient. Elle trépignait. Elle entendait les chuchotements des sorcières autour d’elle et le bruit de la porte qui s’ouvrait la fit frissonner. Elle arrive. La bûche de Yule, choisie des mois auparavant était maintenant en train de circuler entre les mains. Lorsque ce fut son tour, elle passa délicatement ses doigts dessus, découvrant au fur et à mesure les inscriptions gravées dans le bois. Elle toucha un ruban de soie qu’elle suivi jusqu’à effleurer un petit bouquet d’herbes attaché dans celui-ci. La bûche semblait vibrer dans ses mains, elle pouvait sentir sa puissance, la vie brûlante et frémissante qui s’échappait du bois. C’est avec un immense regret qu’elle s’avança pour la déposer dans l’âtre, aux côtés d’une bûche bien plus petite, qu’elle pouvait tenir toute entière dans une seule main. La bûche de l’année précédente, qui allait être brûlée avec la nouvelle pour symboliser le lien entre passé et futur. Plus aucune inscription n’apparaissait sous ses doigts, mais la magie était toujours là, vieille et fatiguée mais suffisamment vigoureuse pour passer le flambeau à la nouvelle bûche. Elle recula d’un pas et le son rassurant du feu qui crépite lui parvint instantanément. Elles brûlaient. Durant le repas, on lui décrit la pièce. Des couronnes de houx étaient accrochées un peu partout dans la cabane et des bâtons de cannelles et des arrangements de fleurs séchées apportaient cette odeur particulière qui l’intriguait depuis des heures. Des bougies brûlaient également ça et là, nimbant le lieu d’une lumière douce et flottante. C’était ainsi qu’elle se sentait, flottante entre les mondes. Le bandeau, doux, lui faisait voir les milliers de points lumineux de sa nuit personnelle. Les sons roulaient autour de son visage et elle n’avait conscience de son corps que lorsqu’elle touchait quelque chose. Elle s’amusait beaucoup de cette sensation nouvelle et de ses découvertes. Le dessert arriva mais elle ne le goûta pas, endormie sur le petit canapé proche de la cheminée. Elle avait demandé qu’on la réveille pour l’ultime cérémonie, celle des cendres de la bûche de Yule. Lorsqu’une main vint, quelques heures après la fin du repas, caresser son dos, elle se redressa instantanément, se frotta machinalement les yeux par-dessus le ruban et se leva en titubant, écrasée de fatigue. Au-delà du fait qu’il était presque 5h du matin et que ce n’était qu’une enfant de 6 ans, la puissance magique déployée et flottant dans l’air depuis la veille était bien trop forte pour qu’elle la reçoive sans y laisser toute son énergie. Elle sentait que les sorcières qui n’avaient pas dormi avait participé à d’autres rites durant son sommeil, mais elle n’avait pas la force de les questionner à propos de ceux-ci. Elle avait bien des années devant elle pour découvrir tous les mystères de Yule. S’approchant du feu, elle remarqua avec un léger pincement au cœur qu’il était éteint, fumant et crépitant faiblement. La bûche de l’année précédente devait avoir disparue maintenant. On lui donna deux bocaux en verre dans lesquels, directement avec ses mains, elle sépara équitablement la cendre douce et tiède. Une partie servira à faire des charmes de propriété, l’autre partie sera disséminée sur les plantations au printemps pour assurer de bonnes récoltes. Une fois son travail terminé, on l’acclama de toute part et, pour la première fois depuis presque 24h, on lui retira son ruban. Clignant des yeux, elle put observer les visages bienveillants des sorcières qui l’avaient accompagnée toute la journée, les bougies, les bocaux, le Yule Log et la cendre légère sur ses mains et sourit. Son premier Yule avait été mémorable.
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