« De mémoire de Lutins, nous avons toujours été attirés par les farces et les jeux. Au commencement nous étions éparpillés, sans repère ni culture, déambulant çà et là sans vraiment savoir quoi faire. Nous n’avions pas de but et pas d’identité. Nous faisions des farces aux humains bien sûr, mais ce n’est pas une vie et, si s’en est une, elle est bien solitaire. Le Père Noël est arrivé et il nous a tous recueillis, un par un, et nous a portés chez lui. Puis, il nous a donné un but : nous étions désormais les Lutins du Père Noël, rassemblés, avec des valeurs communes.
Cela a duré plusieurs siècles, puis certains d’entre nous ont commencé à s’ennuyer et à regretter l’ancien temps où nous étions libres. La sombre époque a alors commencé, avec d’un côté les Lutins rebelles, qui souhaitaient que chacun puisse choisir son mode de vie, et de l’autre les Lutins de Noël, qui disaient qu’il fallait penser au bonheur des enfants en premier lieu. Les rebelles ne pouvaient pas partir seuls à pieds de la maison du Père Noël, ils auraient gelé en quelques heures avant d’avoir aperçu la moindre habitation. Et en été, ils se seraient perdus tant l’Atelier était isolé. Ils avaient alors deux solutions qui s’offraient à eux : attendre Noël et rester dans les maisons après avoir aidé le Père Noël avec les cadeaux, ou bien fournir un si mauvais travail qu’on n’aurait pas d’autre choix que de les renvoyer. Malheureusement, les esprits s’échauffaient de plus en plus et, bien avant Noël, ils étaient déjà au bord de l’explosion. Impossible pour eux d’attendre, ils voulaient leur liberté dès maintenant. Après plusieurs siècles au service du Père Noël, les Lutins avaient trouvé un but, une identité et une culture, et s’étaient unifiés en tant que peuple. Ce peuple avait grandi, pris en maturité et appris ce qu’il valait et ce qu’il pouvait faire. Il n’avait plus besoin du Père Noël, il pouvait désormais prendre son indépendance.
Ainsi, un petit groupe alla porter au Père Noël le carnet de doléances annuel. Au milieu des demandes de desserts supplémentaires et de couvertures plus douces se trouvait un mot, un seul : liberté. Après avoir discuté avec eux, le Père Noël déclara qu’ils avaient tout ce dont ils avaient besoin à l’Atelier et que c’était une folie de partir.
Vous comprendrez bien que les Lutins n’étaient pas satisfaits de cette réponse. Toutes les discussions du monde n’y faisaient rien : le Père Noël refusait, argumentant que sans eux les enfants n’auraient pas leurs cadeaux à temps. Mais les anciens, après des siècles de travail et de sacrifices, estimaient que les enfants s’en sortiraient très bien avec quelques jouets en moins et qu’il était temps de penser à eux. S’il fallait attendre que les cadeaux soient prêts avant de partir, ils resteraient à jamais.
Nos ancêtres ont alors commencé par faire la grève, deux mois durant. Le Père Noël, pensant que ce serait passager et n’étant pas encore pressé par le temps, ne leur a pas porté trop d’attention.
Alors, voyant que le Père Noël ne cèderait pas, les Lutins s’organisèrent. Ils travaillaient la journée et se retrouvaient la nuit pour monter des plans d’évasion. Seuls le Père Noël et les Rennes connaissaient le chemin jusqu’à la civilisation, mais celui-ci refusait de le dévoiler, et les Rennes lui étaient trop fidèles pour le faire. Une tentative de soudoiement de Rudolf eut lieu mais, maladroit comme il était, il fit un raffut tel lors de sa sortie qu’il réveilla tout le monde et que les Lutins furent punis.
Quelques jours plus tard, Ailfrid eut une idée. Il était l’un des plus vieux Lutin de l’Atelier, et l’un des plus motivés à le quitter. Il voulait retrouver la liberté de sa jeunesse et voir comment le monde avait changé. Il était aussi l’un des Lutins de confiance du Père Noël et avait une connaissance pointue des circuits d’importation de matériel puisqu’il s’en occupait avec deux camarades. C’était eux qui commandaient la ficelle, le bois, la peinture et les outils nécessaires au bon fonctionnement de l’Atelier. Comme cela prenait toujours du temps et passait par des chemins détournés, il fallait prévoir à l’avance quand on serait à court. Ainsi, le plan était simple : renverser les pots de peinture, oublier les pinceaux à l’air, faire éclater le bois ou encore faire brûler les tissus, toutes les « maladresses » étaient permises. Il fallait également cacher certains matériaux pour ne pas avoir à tout détruire. Ils décidèrent d’attendre un mois sans faire de vague, pour ne pas éveiller les soupçons, et laisser planer l’idée qu’ils avaient abandonné toute volonté de partir. Puis, le moment venu, ils commencèrent. Au bout de trois jours, on commandait du matériel. Au bout d’une semaine, on puisait dans les stocks. Et après 10 jours à peine, toute la chaîne de production était à l’arrêt, paralysée par l’absence de matière première. Le plan fonctionnait.
Ailfrid, abordant son air piteux le plus travaillé, se présenta au bureau du Père Noël et déclara d’un air grave qu’il fallait engager l’état d’urgence. Nombre d’entre nous ignoraient jusqu’à l’existence d’un protocole d’urgence, mais celui-ci était particulièrement bien pensé. Au lieu de faire livrer les commandes dans un entrepôt et d’aller les chercher de temps en temps, il leur fallait les acheter directement à la source, leur évitant ainsi les semaines de livraisons qui retarderaient dramatiquement la création de cadeaux. Et, cela, le Père Noël ne pouvait le faire seul assez rapidement, il avait besoin d’aide.
Le plan était parfait.
Le Père Noël se rendit au fin fond de la grange et enfonça quatre lourdes clefs dans une porte qui n’avait, d’après ses dires, jamais été ouverte. Après un gros effort, la porte s’ouvrit et les petits Lutins, rebelles ou non, découvrirent tous avec émerveillement le contenu de la petite pièce.
Devant leurs yeux ébahis se dressaient, flambant neufs, trente petits traineaux taille Lutin. Le Père Noël, loin de se douter que l’appel de la liberté était encore bien présent chez ses petits Lutins, désigna tout naturellement Ailfrid pour qu’il choisisse quatre-vingt-dix de ses camarades pour aller, par groupes de trois, effectuer tous les achats nécessaires aux quatre coins du monde. Et quatre-vingt-dix, c’était précisément dix-huit de plus que ce que les rebelles osaient espérer. La suite se mit en place très vite, tous les Lutins concernés furent mis au courant dans l’heure et les six traineaux restant furent attribués à d’autres camarades. Par souci de rigueur, on leur confia la mission de rapporter de la peinture, article le plus urgent à acheter. Ailfrid était peut-être l’initiateur de cette rébellion, mais il n’en restait pas moins un Lutin respectueux et reconnaissant de ce que le Père Noël lui avait offert. Juste avant le départ, il déposa sur son petit bureau une note indiquant les cachettes des matériaux dissimulés durant le mois écoulé. Ainsi, la production aurait du retard un jour de plus, mais cela irait. Quant aux traineaux, ils fonctionnaient sans renne, et seule la pensée pouvait les guider. Après avoir été déposés, les Lutins n’avaient qu’à leur intimer l’ordre de rentrer.
Les rebelles sont alors partis en traineau, se faisant déposer là où ils le désiraient. Ainsi, certains courageux comme Celthar ou Isibeal descendirent seuls et partirent à l’aventure, revenant avec des récits plus fous les uns que les autres (mais c’est une autre histoire). D’autres, comme Katvael, Ewenn ou encore Aegnor, trouvèrent chacun une forêt habitée ou non et s’installèrent avec un petit groupe pour former un clan. C’est comme ça que nous sommes arrivés à Stormwood il y a plusieurs siècles. À l’époque, les Grandes Fées étaient encore nombreuses, et la Vieille Fée n’était même pas encore née. Je ne les ai pas connues, mais il faudra que quelqu’un vous raconte ce que c’était, l’époque des Grandes Fées.
Il n’y a pas eu de contact entre les Lutins du Père Noël et ceux des forêts durant plusieurs décennies, malgré les nombreuses lettres et tentatives de ces derniers. La rancune est forte dans notre espèce et nos cousins avaient pris notre départ comme une trahison. Nous devons notre réconciliation à Cadell, un jeune Lutin de Noël né après le Grand Départ. Intrépide et rebelle, il ne supportait plus cette querelle et s’était attelé à répondre à nos lettres en secret. Il avait organisé une rencontre, mentant aux Lutins de Noël pour les attirer vers un lac pas loin de l’Atelier. Nous les attendions, et ce fut le premier contact depuis des décennies. Passées les premières minutes de colère froide des Lutins de Noël, tout le monde s'était pris dans les bras, prenant conscience du manque ressenti durant des années et du temps perdu. Depuis, nous nous sommes promis de nous retrouver une fois par an.
À cause de leur emploi du temps très chargé, nos cousins ne peuvent pas nous rendre visite durant l’année mais, à l’approche de Noël, il est coutume qu’ils passent le mois à Stormwood et dans les autres forêts. Ils travaillent dur la journée et viennent profiter des festivités avec nous le soir, et nous nous racontons nos aventures de l’année écoulée. Certains restent tout le mois au même endroit tandis que d’autres préfèrent tourner et aller voir plusieurs clans durant quelques jours, ce qui nous permet également d’avoir des nouvelles des autres.
Ils arrivent toujours le 24 novembre au matin, en passant par leurs portes que nous gardons en sécurité pendant leur absence. Laissez-moi vous raconter les retrouvailles de l’année dernière. »
Cela faisait déjà quelques semaines que le froid s’était abattu sur Stormwood et que le paysage avait viré au blanc. Les feux brûlaient dans les maisons et les histoires de Noël avaient commencé à se faire entendre, chacun racontant sa légende préférée. Si la plupart des habitants étaient restés bien au chaud chez eux, c’était un jour très spécial pour les Lutins de la forêt. Tous dehors, serrés les uns contre les autres, ils avaient observé avec impatience les douze petites portes dressées devant eux depuis l’aube, sous les regards amusés de la Fée des Neiges et ses deux petites apprenties.
Tous les ans à la même date, ce même rituel avait lieu. Les Lutins s’habillaient chaudement avant même que la Fée du Soleil ne se réveille et se précipitaient devant les Portes préalablement disposées avec soin dans la Clairière aux sapins, jouant des coudes pour se placer devant tout le monde. Et ils attendaient.
Ils attendaient, jusqu’à ce que l’une d’entre elle s’active, crépite, et que l’air se réchauffe avant que le vent glacial du Grand Nord ne vienne s’abattre sur eux, telle une vague gelée remplie de promesses de bon temps à venir et de souvenirs. Avant même que les Lutins ne voient leurs invités, ils sentaient les effluves si spéciales que leurs cousins apportaient avec eux, un mélange de sapins, de bonbons sucrés et de joie enfantine.
Cette année là, les Lutins du Père Noël avaient traversé tour à tour leur porte en riant, de cette démarche espiègle et désinvolte qui les caractérisait tant. Sautant dans tous les sens, ils avaient foncé vers les petits Lutins frigorifiés qui les attendaient, déclenchant embrassades et salutations chaleureuses.
Le voyage n’ayant duré qu’une fraction de seconde, les invités étaient en pleine forme et tous s'étaient retrouvés chez l’un des Lutins pour partager un bol de bouillon et parler de tout et de rien. C’était léger et chaud, des retrouvailles de famille dans lesquelles tout le monde s’entendait bien.
Comme toujours, des petits groupes s'étaient formés naturellement. Les plus jeunes, bien souvent les Apprentis, avaient tendance à partir à l’aventure dans la neige, la faisant craquer sous leurs pieds et disputant les plus grandes batailles de boules de neige de tous les temps. Malheureusement pour les jeunes Woodiens, leurs cousins étaient bien plus habitués aux grands froids qu’eux, et leur résistance à la neige était de fait bien plus développée. Ils gagnaient alors toujours les batailles, ne s’arrêtant jamais pour retirer la neige de leur cou ou pour se frotter les bras afin de se réchauffer.
Les plus anciens quant à eux avaient préféré la chaleur d’un feu de cheminée aux bourrasques glaciales de l’extérieur. Les Lutins aimaient vivre dans le cliché, tasse fumante et couverture sur les genoux. Ils feraient la fête le soir mais, à cet instant, ils avaient profité du calme environnant.
Après le déjeuner, c’était sieste et jeux de société, on trottinait d’une maison à l’autre pour rejoindre ses camarades et goûter les différents biscuits de Noël cuisinés par les cousins. Puis, vers 18h on se regroupait une nouvelle fois pour déguster le repas avant de célébrer les retrouvailles toute la nuit.
Le lendemain, les petits Lutins de Noël, encore plein d’énergie, avaient retraversé les Portes pour se rendre à l’Atelier et travailler. Certains Lutins, en souvenir de l’ancien temps ou par curiosité pour les Apprentis, étaient partis avec eux pour aller visiter l’Atelier. Cela n’est permis que le premier jour, car cela perturbe la fabrication des cadeaux. Et, à leur retour le soir, le même rituel avait recommencé, et cela tous les jours durant un mois.
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